Petros Markaris, le maître athénien du crime

Petros Markaris, le maître athénien du crime

Petros Markaris, né à Istanbul, d’un père arménien et d’une mère grecque, est un polyglotte qui a démarré en littérature en traduisant Goethe et Brecht. Mais sa vocation était de devenir écrivain. Il commence par écrire des pièces de théâtre, puis il prête sa plume au cinéma et à la télévision pour laquelle il compose ses premières intrigues policières. Il se lance ensuite dans une série de romans mettant en scène le désormais célèbre commissaire Charitos, dans lesquels il décrit la société grecque avec un regard acéré mais aussi avec beaucoup de chaleur et d’humour. Il a répondu avec talent aux questions de Bonjour Athènes.

VOTRE JEUNESSE A ISTANBUL

Vous avez grandi à Istanbul et vous êtes arrivé en Grèce vers vos 30 ans. Etes-vous préoccupé par les événements actuels en Turquie, en particulier en ce qui concerne la liberté de la presse ?

La démocratie, les droits de l’homme et la liberté de la presse sont une triste et vieille histoire en Turquie. Il y a toutefois deux différences notables avec le passé. La première est un sentiment de désillusion. La Turquie a vécu pendant des dizaines d’années sous une dictature militaire. Tous les partis de gouvernement ont dû céder à un moment ou un autre aux volontés de l’armée. La presse n’était pas mieux traitée. Les choses ont commencé à changer avec l’ascension du parti au pouvoir actuellement, l’AKP, quand Recep Erdogan est devenu premier ministre. Il a commencé à restreindre les privilèges de l’armée et son intervention dans la politique.

Cela a nourri les espoirs de la population qui a cru que le pays était finalement sur la voie de la démocratie institutionnelle. Mais ensuite est venue la désillusion. L’objectif d’Erdogan était de réduire le pouvoir militaire pour imposer son propre système et prendre le contrôle absolu du pays. C’est ce qui se passe maintenant. La deuxième différence est le sort du peuple d’Anatolie. Cette vaste majorité avait été négligée par les gouvernements précédents. Erdogan lui a donné la parole et elle fait maintenant partie de ses fidèles supporters. La liberté de la presse a peu d’importance pour eux. Une autre différence c’est que de mon temps tout dissident était catalogué comme communiste. Aujourd’hui tout dissident est vu comme un terroriste.

Vous écrivez en grec, en allemand, en turc et parlez couramment le français et l’anglais. Est-ce un résultat de votre éducation stambouliote ?

Oui, dans le sens où grandir dans les minorités grecques, arménienne et juive d’Istanbul a toujours été accompagné par un sentiment d’insécurité. Les parents n’étaient jamais certains que leurs fils et filles pourraient continuer à vivre à Istanbul, ou s’ils ne seraient pas obligés d’émigrer dans un autre pays. Aussi, ils devaient apprendre au moins une langue étrangère. Les langues préférées à mon époque étaient le français et l’anglais. Mes études en allemand étaient une exception imposée par mon père qui avait des relations d’affaires avec les pays de langue germanique.

Vous avez mentionné ne pas ressentir d’appartenance réelle à un de ces pays. Est-ce que le sentiment d’absence d’une identité nationale définie est la cause des extrémismes politiques que l’on voit en Europe de nos jours ?

J’ai grandi dans un pays obsédé par l’extrémisme nationaliste. En tant qu’enfant d’une minorité je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenance à la Turquie, du fait de cet extrémisme nationaliste turc. Je vis depuis plus de cinquante ans en Grèce, mais je ne suis pas né en Grèce. Mes liens avec la Grèce sont les liens de la langue, puisque je suis un écrivain grec mais je n’ai pas d’histoire partagée avec la Grèce de l’après-guerre, puisque je suis né à Istanbul. D’un autre coté, je pense que la raison de l’extrémisme que l’on voit en Europe aujourd’hui est le renouveau du nationalisme dans presque tous les pays européens, ce que je trouve dérangeant et inquiétant. S’il y a une chose que je méprise dans la vie, c’est bien le nationalisme.

VOTRE STYLE D’ECRITURE

 

Vous écrivez depuis plusieurs décennies. Etes-vous un écrivain discipliné ou passez-vous par des hauts et des bas ? Avez-vous un rituel d’écriture ? Donnez-nous une idée de votre programme journalier.

Je donnerai deux conseils aux jeunes écrivains. D’abord, d’apprendre à aimer leur solitude, parce que l’écrivain au travail est une personne seule, comme un peintre. Ce n’est pas comme le théâtre ou le cinéma qui sont un travail d’équipe. Ensuite, établir une routine de leur travail journalier. Personne ne force un écrivain à s’assoir et écrire, donc il doit apprendre à s’auto-discipliner et ceci ne peut se faire qu’avec des horaires de travail stricts. J’ai un programme très précis. Je commence tous les matins à 9 heures avec la lecture des journaux et du net. A 10 heures, je commence à écrire et travaille jusqu’à 14 heures. Je fais ensuite une pause, pour me reposer et continuer la lecture de la presse. Je recommence ensuite à 16h30 et travaille jusqu’à 20h30. Ceci est ma routine journalière.

Avez-vous déjà vécu l’angoisse de la page blanche ?

Bien sûr, cela m’arrive chaque fois que je travaille sur un roman. Cela arrive à tous les écrivains. Mais je ne change pas pour autant mon programme. Je ne quitte jamais mon fauteuil devant l’ordinateur. C’est une illusion de penser qu’une promenade ou rencontrer des amis pour un café va régler le problème de la panne. En tout cas, cela ne marche pas pour moi.

Vos personnages principaux, l’inspecteur Charitos et sa femme Adriani, ont acquis un grand nombre de fans à travers le monde. Sont-ils inspirés par des personnalités de votre propre vie ? L’inspecteur Charitos va-t-il prendre sa retraite prochainement ?

Il y a deux façons de construire un personnage. Ou vous essayez d’imaginer le personnage dont vous avez besoin pour votre histoire ou vous vous basez sur quelqu’un que vous connaissez. J’utilise presque toujours la seconde solution. Adriani, la femme de Charitos, est le portrait de ma mère. Katerina, leur fille, a de nombreux traits communs avec ma propre fille. Et non, l’inspecteur Charitos n’est pas près de prendre sa retraite. Je ne sais pas quand cela arrivera.

Vous allez célébrer vos 80 ans le 1er janvier 2017. Votre style d’écriture a-t-il changé avec l’âge ? Ou avec les circonstances ?

J’ai débuté ma carrière d’écrivain comme auteur de théâtre et j’ai continué en tant que scénariste. J’ai commencé à écrire des romans à l’âge de 58 ans. Et tout ce temps, j’ai fait des traductions d’allemand en grec. J’ai même traduit les deux parties du « Faust » de Goethe. Ce qui était important pour moi n’était pas le changement de style mais de passer d’un genre à un autre et d’apprendre en travaillant ces différents genres. Par exemple, je n’ai jamais une histoire complète quand je commence un roman. Je découvre l’histoire d’un chapitre à l’autre. Mais pour commencer j’ai besoin d’une image. Cela vient de mon expérience de scénariste car les réalisateurs veulent toujours établir la première image de leur film. Si vous lisez mes romans avec attention vous vous apercevrez que mes chapitres ne sont pas des chapitres au sens littéraire du terme mais des plans de séquence. C’est une technique que j’ai adoptée lors de ma collaboration avec le réalisateur Theo Angelopoulos. J’ai aussi beaucoup appris de la traduction, en particulier l’utilisation de la langue.

Michel Volkovitch a collaboré avec vous pour les traductions en français de vos livres et vous avez une relation personnelle et chaleureuse avec lui. En quoi l’harmonie entre l’écrivain et son traducteur est-elle importante ?

Cette harmonie est extrêmement importante. L’écrivain et son traducteur doivent travailler en étroite collaboration, s’ils veulent éviter des problèmes de compréhension mais aussi des problèmes liés au style d’écriture. Ce n’est pas toujours évident de transférer le style de l’original dans la langue de traduction. Les traducteurs ont souvent des problèmes avec mon style parce que mes romans sont construits à partir d’un narratif parlé. C’est l’inspecteur Charitos qui raconte l’histoire, ce n’est pas moi. Et il raconte l’histoire au fur et à mesure qu’elle se déroule, dans la langue grecque parlée. Si la traduction est faite au sens littéraire, alors le roman est perdu. C’est ce qui s’est passé avec la traduction de mes deux premiers romans en français et le résultat a été désastreux.

A PROPOS DE LA CRISE EN GRECE

Vos livres ont évolué d’un genre purement policier vers le contexte sociopolitique immédiat que vivent vos personnages. Cette orientation vers l’analyse politique a-t-elle été délibérée ?

Ma génération a été obsédée par la politique. Nos pensées et nos écrits ont toujours été motivés politiquement. J’utilise le roman policier comme un prétexte pour écrire sur les problèmes sociaux et politiques de la Grèce. Toutefois, ceci n’est pas nouveau. Beaucoup d’écrivains du XIXe siècle ont fait la même chose. Ils utilisaient une histoire policière comme prétexte pour parler de la réalité sociale et des problèmes de société de leur temps. Dickens, Dostoïevski, Hugo, Balzac et Zola en sont des exemples.

Vous voyagez régulièrement en Europe et ailleurs. Comment vos livres ont-ils été reçus, par exemple en Allemagne au plus fort de la crise ? Est-ce qu’ils ont aidé à expliquer la crise grecque avec une autre perspective, au-delà des titres des journaux ?

Depuis la publication de mon premier roman sur la crise, mes apparitions publiques et mes discussions avec les lecteurs ont toujours été axées sur la crise grecque, pas seulement en Allemagne mais aussi dans les autres pays européens. L’aspect positif, c’est que je parle moins de politique mais plus des gens, de comment les Grecs vivent la crise dans leur vie quotidienne et comment leurs difficultés augmentent de jour en jour. Ceci est plus clair en Europe du Sud. Le public du sud de l’Europe est plus intéressé par le chef de famille que par le policier Charitos, car la famille joue un rôle plus important dans ces pays.

Après la trilogie sur la crise et votre dernier roman post-crise, « Offshore », sur une arrivée massive d’argent nouveau en Grèce, que peut-on espérer pour la suite ?

Il y a encore beaucoup d’histoires intéressantes à raconter. Je vais démarrer un nouveau roman en janvier. Ce sera encore une histoire sur la crise, mais sur une crise complètement différente.


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