De la coupe aux lèvres, la mort de Socrate (3/10)
Les Perses la ravagèrent avant que Périclès ne lui redonne sa splendeur. Socrate en parcourut les ruelles. Sylla y restaura l’autorité de Rome par le glaive. Elle fut soumise à la domination ottomane, aux bombardements vénitiens et à l’occupation nazie. Elle demeure, malgré ses tourments, la capitale d’une Grèce éternelle. Afin de mieux comprendre le passé d’Athènes, Bonjour Athènes vous propose une série de 10 articles du Figaro Hors-Série sur les dix journées qui ont marqué la ville. Dans cette troisième partie, Irina de Chikoff revient sur la mort de Socrate
399 avant J.-C. : De la coupe aux lèvres
Condamné pour impiété et corruption de la jeunesse, Socrate a passé un mois en prison. L’heure est venue d’appliquer la sentence.
Au petit matin, les élèves et les amis de Socrate sont arrivés devant la prison située près de l’Agora. Ils se lamentent en attendant que le gardien les laisse entrer. La veille, le navire qui était parti pour le traditionnel pèlerinage de Délos est revenu. Pendant tout son périple, Athènes doit rester pure. Aucun condamné à mort ne peut être exécuté. Aujourd’hui, Socrate va boire la ciguë.
Accusé de corrompre la jeunesse et de ne pas sacrifier aux divinités de la cité, le philosophe aurait refusé de prononcer une plaidoirie qui aurait pu convaincre ses juges de le relaxer. Il s’est complu à raconter sa vie aux cinq cent un citoyens de l’Héliée. Et lorsqu’on lui a demandé quelle peine il méritait, Socrate a réclamé un repas au Prytanée, honneur suprême réservé aux héros ou aux vainqueurs des Olympiades. Puis il a proposé une éventuelle amende. Exaspérés, les juges l’ont condamné à mort.
Trente années d’une guerre cruelle contre Sparte se sont conclues pour elle, en 404 avant J.-C., par une défaite totale. Athènes vit depuis des années troublées. Elle a perdu son empire, ses alliés. Les Longs Murs de Thémistocle, qui assuraient son invulnérabilité, ont été rasés. La démocratie a été, un temps, elle-même renversée avec l’appui des Spartiates par des oligarques dont certains se réclamaient de Socrate. Le régime a été, depuis, restauré. Mais les citoyens, blessées dans leur orgueil, ne supportent plus qu’on remette en cause leurs institutions. Ils s’accrochent à leurs lois, leurs usages, leur démocratie comme à ce qui leur reste de leur grandeur passée. Le doute, cette lèpre, les ronge. Il leur est intolérable qu’un Socrate et les jeunes aristocrates qui l’entourent soient dubitatifs sur les traditions fondatrices de la cité. Il leur fallait un bouc émissaire. Ils l’ont trouvé.
Tous les jours, Socrate a reçu ses disciples dans sa maison d’arrêt. Tous les jours, il a continué à les enseigner, à les amener à découvrir par eux-mêmes le chemin de la vérité. Venu à la philosophie assez tard, Socrate n’a pas écrit de traité. Il vaguait dans les rues d’Athènes et interpellait ses compatriotes, les interrogeant avec tant d’insistance qu’on l’a surnommé le « taon ». Il n’en a pas pris ombrage.
On lui a ôté ses chaînes et il a renvoyé chez elle sa femme, Xanthippe, qui l’exaspérait à force de se lamenter. Assis sur un lit, il frotte sa jambe endolorie quand ses amis entrent dans la pièce. Leurs mines sont défaites. Mais Socrate ne leur laisse guère le temps d’exprimer leur désarroi. Il les invite aussitôt à une discussion sur l’immortalité de l’âme et la nature du corps, ce fardeau. Il leur fait part de sa conviction. La mort n’est qu’un passage. Mieux : une libération. Car dans la mort, l’âme échappe à la chair qui demande tant de soins fastidieux. Le corps encombre, entrave. Il est trompeur. Et lourd. Si lourd. Est-ce d’un philosophe que de prendre au sérieux les plaisirs éphémères ? Les boissons ? La nourriture ? Eros ? D’acheter des sandales, une toge ? De se parfumer ? Le devoir d’un philosophe, dit-il, est de se soucier de l’âme. Il parle, questionne, entraîne ses disciples à reconnaître d’eux-mêmes que la mort est une délivrance. Elle seule permettra d’accéder au Vrai. Au Bien. Au Beau. Tous les hommes ont l’intuition ou bien un souvenir de ces concepts. Mais seule la mort permet d’y atteindre en rejoignant les dieux bons.
Lentement, le soleil décline sur Athènes. Socrate est passé dans une pièce adjacente pour prendre un bain. Lorsqu’il revient, il réclame la ciguë et interroge calmement le servant sur la façon dont il doit procéder. Socrate le remercie de ses explications, demande encore si une libation à une divinité est permise, prend la coupe et la vide. Puis il va et vient dans la pièce comme le lui a conseillé le gardien.
Ses amis, ses disciples, qui ont jusque-là réussi à retenir leurs larmes, éclatent en sanglots. Leur courage s’est brisé. Socrate les admoneste. Il a renvoyé les femmes « pour éviter semblables fausses notes ; car [il a] toujours entendu dire qu’il fallait mourir avec des paroles de bon augure ». Et Socrate se remet à marcher. Soudain, sentant que ses jambes s’alourdissent, il rejoint son lit et s’allonge sur le dos. L’homme qui avait apporté le poison se penche sur lui et tâte ses bras, ses jambes. Puis il lui serre avec force un pied et interroge Socrate, qui répond qu’il ne sent rien. Sinon un froid qui remonte vers son cœur. Soudain, enlevant le voile qui cache son visage, Socrate dit : « Nous devons un coq à Asclépios. Payez cette dette, ne soyez pas négligents. » Puis il ferme les yeux et passe de l’autre côté de la rive, de l’autre côté de la vie.
Une série de 10 articles écrits par Irina de Chikoff pour le Figaro Hors Série. Lire la suite : boutique.lefigaro.fr
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