Plongez au coeur des récoltes et de l’histoire du safran

Plongez au coeur des récoltes et de l’histoire du safran

En octobre, au nord de la Grèce, sur la route qui conduit de la réserve d’eau d’Aliakmonas à Kozani, à l’ouest de la Macédoine, le paysage de collines basses et dénudées jusque là monotone et quelconque, explose brusquement en un tableau surréaliste : sous des pylônes massifs, une multitude de champs étendent leur mosaïque violette, tandis que dans le lointain la fumée d’une centrale électrique s’élève en tourbillonnant. Photos : ©Angelos Giotopoulos

En approchant des champs, vous découvrez des silhouettes courbées, penchées de toute évidence sur un labeur délicat, le sol est un tapis violet composé de milliers de minuscules boutons de crocus, une fleur dont les stigmates offrent au monde son épice la plus chère, le safran et dont, à cette époque de l’année, la récolte laborieuse bat son plein. La préfecture de Kozani, au nord de la Grèce, est l’une des quatre régions seulement du monde où le safran est cultivé, il est également appelé « crocus de Kozani », « safran grec » ou encore « zafora ». Avec sa riche couleur rubis – le critère le plus important pour juger la qualité de l’épice – et son arôme âpre, il fait partie des meilleurs.

KOZANI, CITÉ DE L’OR ROUGE

Kozani est une petite ville de province aussi célèbre pour son marbre que pour son safran. Avec son climat, chaud et plutôt humide en été et des hivers frais et pluvieux, ainsi que son sol fertile, Kozani est le lieu idéal pour la culture du crocus. Si le safran est sans doute l’épice la plus chère au monde, c’est parce que sa production est aussi la plus fragile et la plus laborieuse. Un acre de terre produit environ 150.000 fleurs qui ne donneront à leur tour guère plus qu’un kilo de safran. Les fleurs doivent être ramassées à la main et leurs stigmates délicatement retirés et triés. L’opération, extrêmement subtile, exige des mains particulièrement habiles.

Le ramassage des fleurs de crocus, une opération délicate ©Angelos Giotopoulos

DES EFFORTS MIS EN COMMUN

La production du safran est contrôlée par la Coopérative des producteurs de Safran de Kozani. Fondée en 1971, elle détient le droit exclusif de cultiver, récolter et traiter l’épice. Ses membres réunissent entre 1000 et 1300 familles, toutes issues des 39 hameaux et villages qui entourent Korkos, la petite ville agricole qui tient son nom de la précieuse fleur, et qui abrite le siège social de la Coopérative. Le safran, malgré les exigences de sa culture et de son traitement, fournit à la plupart des familles des revenus supplémentaires. Toutefois, le nombre des coopérants fluctue chaque année en fonction du rendement des récoltes. En 2005, par exemple, le nombre de membres de la Coopérative a chuté avec la baisse de la production, passée de sept à 2,5tonnes. ‘’L’été a été très chaud. C’est très mauvais pour la culture’’, explique Nikolas Patsiouras, le Président de la Coopérative.

LE CYCLE DU SAFRAN

Le safran, comme toutes les cultures, a son cycle propre. Les bulbes de crocus sont plantés en été. Les exploitants de Kozani plantent entre 800 et 1000 bulbes à l’acre, espacés de dix centimètres environ. Un bulbe produit six ou sept fleurs, soit 18 à 21 stigmates. Les bulbes doivent être suffisamment mûrs pour produire des fleurs, mais pas trop pour ne pas affecter le rendement. Une fois en terre, les plants requièrent peu de soins, mais beaucoup de patience car les deux premières années, les fleurs sont moins nombreuses et il faut attendre la six ou septième année pour avoir le rendement maximum. Après huit récoltes, le bulbe est arraché, et le sol est laissé en jachère au moins un an avant les prochaines semailles. Il faut environ dix ans avant que de nouveaux bulbes puissent être plantés dans la même parcelle. La fleur de crocus commence à s’épanouir vers la mi-octobre et la récolte s’étend habituellement sur deux à trois semaines.

UN PROCESSUS DE RÉCOLTE DÉLICAT

Durant cette période, dans les villages producteurs, toutes les autres activités s’arrêtent. Le safran mobilise entièrement Kozani et ses environs. La fleur doit être cueillie sans attendre et les stigmates –les petits filaments rouges – sont retirés et réservés jusqu’à la fin de la récolte. Ils sont alors triés à la main, un à un, une occupation qui mobilise de longues soirées d’hiver. Le délicat travail de nettoyage et de triage est essentiellement réalisé par les femmes et exige une grande adresse. Une manipulation brutale endommagerait le fragile épice, entraînant des dégâts qui, à leur tour, risqueraient d’en altérer la couleur, hautement prisée. Au fil des ans, les producteurs de safran ont essayé de réduire les manipulations laborieuses qu’exige la plante. Mais toute leur ingéniosité, et leur expérience, n’ont abouties qu’à un seul progrès : le séchage maison des fleurs (dans de grands fours à charbons où la température est comprise entre 30 et 50°) afin d’ôter plus facilement les étamines.

Le tri pointilleux des stigmates ©Angelos Giotopoulos

UNE ÉPICE À LA LONGUE HISTOIRE

Le safran a une longue histoire en Grèce. Il serait originaire des côtes d’Asie Mineure et les anciens Grecs l’auraient utilisé comme aromate mais aussi comme plante médicinale. La fleur de crocus est présente sur les fresques murales colorées qui ornent les palais minoens et dans ses écrits, Homère y fait plusieurs fois références, tout comme Hippocrate et Dioscoride la mentionnent. La légende dit que les armées d’Alexandre le Grand employaient le safran comme antiseptique. Sous l’Empire byzantin, le safran commença à déserter les garde-manger et la pharmacopée grecs, bien qu’il restât utilisé en cosmétique, en teinture, et qu’il n’ait jamais quitté sa place parmi les 57 ingrédients qui composent le Saint Chrême, un onguent odorant dont les prêtres oignent les fidèles lors des différents rituels de l’Eglise orthodoxe grecque. L’épice a peut-être été introduite en Europe par la Grèce, à l’occasion des Croisades. Mais après être tombé en désuétude sur les terres grecques, il faudra attendre quatre siècles avant que le safran ne fasse sa réapparition.

LA RÉSSURECTION DE LA CULTURE DU SAFRAN EN GRÈCE

A l’échelle temporelle de l’histoire grecque, la culture et la commercialisation du safran est relativement récente. La fleur fut introduite chez les agriculteurs de Kozani au 17ème siècle, par des marchands locaux qui avaient rapporté des bulbes et des échantillons d’Autriche. Malgré la longue histoire du safran en Grèce, son existence sous forme sauvage, sa place dans la cuisine de l’Antiquité et ses trois siècles de présence qui colorent de mosaïques violettes le paysage champêtre de Kozani, ce n’est que récemment que cette épice est apparue dans la cuisine grecque contemporaine. Il y a encore quelques années, il était exporté presque entièrement vers l’Italie ou l’Espagne. En Grèce, l’usage était principalement réservé aux habitants de Kozani qui en gardaient quelques brins pour parfumer leurs alcools ou leur café, et à ceux des Cyclades, ou de certaines îles du Dédocanèse qui l’emploient encore pour épicer leurs biscuits et biscottes de Pâques.

Les crocus de Kozani ©Angelos Giotopoulos

LA FIN DU SAFRAN EN VRAC, LE DEBUT D’UN NOUVEAU SUCCÈS DE VENTE

Les exportations de safran grec ont été fortement réduites ces dernières années. La Coopérative est passée du conditionnement en vrac, à l’emballage du safran au détail. « Nous avons arrêté d’exporter du safran en vrac. Ce n’était économiquement plus viable » précise Patsiouras. En 1998, l’année où la Coopérative a commencé à vendre son safran au consommateur grec, les ventes domestiques représentaient 1% du volume total des ventes. Mais avec une intense campagne de marketing, doublée à un regain d’intérêt pour cette épice dans les cuisines, dans l’industrie cosmétique et pharmaceutique, les ventes se sont considérablement développées en Grèce. Aujourd’hui, le marché national représente à lui seul environ 25% du marché. Mais la Coopérative a aussi investi le marché international et a commencé à exporter son safran sous son propre label dans des pays européens sélectionnés, au Moyen-Orient et au Japon. Aujourd’hui, plusieurs entreprises grecques se fournissent directement à la Coopérative, et vendent le Safran de Kozani, la dénomination officielle de l’épice, sous leurs propres marques. L’Italie, l’Espagne, les Etats-Unis et l’Australie sont les principaux marchés du crocus de Kozani. La Suède et le Danemark, deux des pays les plus gros importateurs, totalisent une demande annuelle d’une tonne chacun. Quant à la Turquie, un marché lui aussi important, elle importe environ 200kg de safran de Kozani chaque année.

UNE RÉCOLTE DONT LA QUALITÉ CONTINUE DE FAIRE SES PREUVES

La Grèce fait partie des quatre premiers pays producteur au monde de safran biologique. A présent, un tiers des surfaces dédiées au crocus est consacré à la culture biologique. La qualité, le parfum. L’arôme et la couleur du safran de Kozani sont strictement réglementés. L’épice a obtenu son label d’origine contrôlée en 1999, et le safran de Kozani fait partie des quinze produits agricoles retenus pour une campagne de promotion, sur trois ans, de la qualité des exploitations agricoles européennes hors des frontières de l’Union. Il est certain que le safran s’est épanoui à Kozani. S’il permet d’engranger quelques 4,5 millions d’euros de ventes nettes chaque année, il ne représente pas seulement une source de revenu importante. Alors que de plus en plus de cuisiniers, petits ou grands, découvrent ses attraits, il a aussi retrouvé sa place au rang des épices grecques. Ainsi que le résume un exploitant local : ‘’Si vous êtes de Kozani, alors le safran fait partie de votre culture’’.

L’emballage du safran au détail, un succès certain ©Angelos Giotopoulos

 


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