Sophia Mavroudis : « Le roman noir a une atmosphère, un passé, un vécu »

Sophia Mavroudis : « Le roman noir a une atmosphère, un passé, un vécu »

Sophia Mavroudis, docteur en Sciences politiques, spécialiste de géopolitique et des conflits en Europe et dans ses confins, est aussi écrivaine de polars. Ses romans noirs peignent la réalité sociale, politique et culturelle de la Grèce au travers du commissaire Stavros Nikopolidis, athénien dans l’âme, bon vivant, rebelle à l’instinct aiguisé. Pour la sortie de son second roman, l’auteure nous fait l’honneur de répondre aux questions de Bonjour Athènes avec Poème Cabon.

Venant d’une famille grecque et ayant grandi dans ce pays, comment avez-vous vécu la crise grecque ? Dans quelle mesure a-t-elle influencé vos écrits ?

Ecrire sur la crise grecque et ses conséquences a été un besoin autant qu’une urgence, à la fois par intérêt personnel et par désir d’approfondir sa dimension politique et sociale. En dix ans, mon pays, et mon monde personnel, se sont profondément transformés sous les effets d’une politique d’austérité d’une violence inouïe. Il n’en est pas sorti indemne. Les grecs non plus. Comme eux, ma famille a vécu la crise de plein fouet. Certains se sont exilés, d’autres ont coulé, une petite minorité s’est enrichie, accroissant de ce fait les doutes, l’amertume, les remises en question. Maintenant, il faut faire avec et avancer.

Ce drame s’est déroulé sous les yeux de l’Europe, qui assistait sans broncher à la lente asphyxie du pays, comme au travers d’une caméra dans une mauvaise émission de téléréalité. Et à Paris, on me posait des questions dont le seul intitulé sous-entendait déjà tous les préjugés auxquels les grecs étaient réduits : fraudeurs, fainéants, et incapables de prendre en main leur destin.

Ecrire « STAVROS » m’a permis de crier dans ce silence assourdissant et de dépeindre une réalité beaucoup plus complexe, loin des clichés et des idées reçues.

Pourquoi choisir le polar, ou plutôt le roman noir, pour parler de la Grèce ?

Le roman noir a cela d’intéressant qu’il aborde les problématiques sociales, politiques et culturelles. Il décrit une atmosphère, un passé, un vécu. J’aime son langage direct et transparent, son oralité. Je souhaitais m’exprimer de manière crue, franche, en évitant de réduire la Grèce aux seuls aspects de la mer bleue, des maison blanches, et de la féta – bien que ces aspects fassent part intégrante de son identité. Mais ce n’est pas la seule. Avec Stavros, je voulais aller au-delà, montrer la société grecque telle qu’elle est aujourd’hui : désorientée, endurcie, amère, préoccupée à survivre, mais non sans une bonne dose d’humour et d’autodérision.

On y trouve aussi l’intrigue et l’histoire qui font l’essence du polar et, je l’espère, tout le plaisir de la lecture.

Stavros : Crimes et archéologie

Comment avez-vous choisi les différents personnages ? Quelles sont leurs caractéristiques ?

J’ai pioché dans ce que je connais et dans ce que je suis, c’est-à-dire ma génération, celle des cinquantenaires. Celle dont les grands-parents et les parents ont vécu l’histoire du XXème siècle grec marqué par les dictatures, les guerres, les modifications de frontières, les échanges de population, et l’exil. En cent ans, la Grèce a vécu ce que d’autres pays ont vécu en plusieurs siècles : un concentré d’histoire brute. Ma génération a aussi connu l’adhésion de la Grèce à l’Union européenne, le « miracle » économique et l’afflux d’argent facile des années 80 … et les détournements de fonds. C’est une génération qui a été trahie par une classe politique et par ses ainés, mais a aussi raté un coche.

Vous avez raison de le souligner, mon choix des personnages s’est fait en fonction de cette réalité, de ces problématiques. Stavros est la synthèse de ce que je suis, de ma famille, de mes amis, de toute une génération. Son nom, qui signifie « croix » après un glissement de l’accent tonique, est aussi symbolique. Stavros est à l’image du pays, il porte sa croix. Il est en crise, en quête de lui-même, avec ses travers, ses contradictions, son flegme et son humour. Comme son pays. Je souhaitais installer une dualité, un parallèle entre Stavros et la Grèce parce qu’on ne peut pas dissocier l’état du pays de l’état de son peuple. Mes romans ont un ton très grec, teintés d’autodérision et de sarcasme. Le tavli (jeu national grec) est aussi très présent, il y a une sorte de philosophie qui vient avec. D’ailleurs, dans mes romans, beaucoup de retournements se font à l’occasion des parties de tavli.

L’équipe de Stavros répond à ces mêmes préoccupations et n’a pas été choisie au hasard. Les personnages secondaires sont aussi importants que le personnage principal. Ils ont leur propre passé, et représentent chacun une région de Grèce, une classe sociale ou un genre.

La collaboratrice de Stavros, Dora, vient de Thessalonique, ce qui m’a permis de développer les différences Nord-Sud – qui équivaudraient à un Paris-Marseille – mais aussi un point de vue féminin. Le jeune hackeur, Eugène, représente tout un pan de la jeunesse grecque, moderne, connectée, qui a une approche très différente des autres générations. La grand-mère quant à elle personnalise la question des origines, l’identité, l’héritage. Elle me permet de représenter l’Histoire avec un grand H et la mémoire familiale. Elle représente enfin l’amour inconditionnel, la tendresse, les histoires. Elle est en quelque sorte la quintessence du passé grec. La Grèce plus populaire est aussi représentée par Matoula, la tenancière de bar et amie de Stavros, originaire du Pirée, qui lui fait le xematiasma (elle lui enlève le mauvais œil) et lui lit l’avenir dans le marc de café. Enfin, le jeune fils de Stavros, Yannis, qui représente la nouvelle génération qui a grandi pendant la crise et voit tout cela d’un autre œil. Ce qui ne manque pas de corser les relations avec son père !

Pouvez-vous nous parler de vos oeuvres dans leur ensemble ?

J’ai comme projet d’écrire une suite de cinq romans chez le même éditeur, Jigal Polar. Je garde la même équipe, à laquelle se joignent chaque fois de nouveaux personnages. Chaque roman porte sur un thème spécifique, et bien sûr une intrigue qui lui est propre. Je n’oublie jamais qu’il s’agit d’un polar qui a aussi pour but de divertir le lecteur.

Deux romans ont déjà été publiés : « STAVROS » et « STAVROS CONTRE GOLIATH ». Pouvez-vous nous en parler ?

Dans le premier, je pars du début, de l’identité, de la mémoire pour aborder les questions suivantes : qui sommes-nous, d’où vient-on, quelle perte des repères avec la crise ? C’est une introspection, une plongée à l’intérieur du Moi grec, de la famille, de l’amitié, des liens en société. C’est pourquoi l’intrigue part du vol d’une frise du Parthénon – le symbole de la Grèce – et de la mort d’un archéologue, pour aboutir à une traque dans une Grèce en pleine crise rongée par les mafias et les spéculateurs.

Par le biais de la famille et des personnages, les multiples facettes du XXème siècle grec – et les conséquences de la crise – sont expliquées à travers l’histoire de Stavros. Il y a donc trois niveaux dans mon livre : le roman noir, l’histoire de Stavros et l’Histoire du pays. L’histoire de la Grèce, celle des habitants, tout est lié.

Dans le deuxième roman, j’aborde les enjeux politiques et sécuritaires de la Grèce à sa frontière orientale et ses relations avec la Turquie, ennemi héréditaire. Il est question de migrants et de réfugiés, de terrorisme, de flux d’armes illicites, le tout sur fond de politique migratoire européenne qui prête à de nombreuses interrogations.

En Mer Egée, autre symbole de la grécité, Stavros traque, sur ordre de sa hiérarchie et de Bruxelles, un terroriste caché dans une colonne de migrants à destination de l’Europe. Mais l’opération est un fiasco. Stavros se verra obligé de coopérer avec un commissaire turc et, pour ne rien arranger, sera confronté aux velléités de vengeance de sa collaboratrice Dora. Traques effrénées, coups fourrés et retournements se succèdent en Mer Egée et dans les camps de migrants. Le tout nimbé d’absence de solidarité européenne sur la question migratoire et de solitude grecque dans le cône sud de l’Europe. Mais Stavros ne manque pas d’humour et a plus d’un tour dans son sac, surtout quand il se met à jouer au tavli, pour lui, une véritable philosophie de la vie.

Les trois autres romans porteront eux aussi sur des thèmes distincts, spécifiques à la Grèce. Le troisième roman est d’ailleurs en cours de rédaction.

En ce moment en librairie : Stavros contre Goliath, Éditions Jigal, 18,50 €.


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